CASABLANCA, 1950 - Un petit garçon de trois ans se rue vers sa commode, manquant de renverser son cheval à bascule qui se trouve sur son passage. Les chemises volent, carreaux ou rayures, manches courtes et manches longues, cols amidonnés flottant dans l'air avant de doucement se déposer sur le sol de la chambre du garçonnet.
Après avoir savamment vidé le tiroir, il tire, satisfait, la dernière chemise tout au fond. La plus propre, la plus vierge. Fier de sa trouvaille, il s'avance enfin vers sa mère, puis vers l'homme qui l'attend. Son grand-père David, venu le chercher spécialement pour l'emmener se promener, se tient là, un sourire bienveillant et chaleureux en direction du petit blond aux yeux bleus qu'il a pour petit-fils.
David ne faisait pas ce genre de promenade avec tous ses petits-enfants, nés nombreux de ses six enfants. Et l'enfant le savait. Ce privilège lui était réservé.
"C'était sympa, c'est terminé, n'en parlons plus..."
Sortant depuis la rue de Galilée, ils foulent à petits pas les trottoirs de la ville, vers Mers Sultan et le quartier français. Rue Colbert, le marché central, aujourd'hui boulevard Mohammed V. La place de France, et ses galeries Lafayette, son cinéma Vox. L'ancien mellah, la synagogue, la rue Adrienne Lecouvreur, et tant d'autres lieux encore.
Sous les pieds du garçon et de son grand-père, des capteurs sensoriels, émotifs ont traversé les générations. Sans faire de bruit, sans crier gare. Comme le silence du sang qui coule dans les veines. Comme le silence de la mémoire qui n'a jamais besoin de mots pour se transmettre de père en fils, et de père en... fille.
Une mémoire sourde, invisible, inaudible, mais qui se fait malgré tout entendre, tant le mal-être est grand quand on persiste à l'ignorer. Des pas de petit garçon, conjugués à ces pas de vieil homme, résonnent en moi, envers et contre toute rationalité.
Cette balade, je ne peux m'en souvenir. Puisqu'il s'agissait de mon père et de mon grand-père, qui se tenaient par la main dans les rues de Casablanca. Pourtant...
Pourtant je suis arrivée dans cette ville à l'aveuglette, désirant m'y installer un beau jour, sans y avoir jamais mis les pieds. J'ai trouvé un appartement, sans le savoir, à quelques mètres de là où logeait mon arrière grand-mère, Fortunée, mon deuxième prénom.
J'ai marché et arpenté des centaines de fois le quartier, que mon père et sa famille arpentaient jadis, y avaient leurs magasins, leur appartement, leurs amis, leurs cinémas, leurs habitudes de vie paisible. Ce vieux paradis perdu, dans les yeux de mon père, qui ne m'en parlait jamais étant enfant, je l'ai senti malgré lui, malgré le silence qui s'était plaqué sur cette époque pourtant heureuse... mais éteinte.
Depuis ses 17 ans, mon père n'est plus jamais revenu poser un pied sur les trottoirs de Casablanca, ni du Maroc... De son enfance marocaine, je n'avais eu que quelques anecdotes, sans trop d'émotions, sans trop d'importance: "c'était sympa, c'est terminé, n'en parlons plus...".
Un voyage dans l'Atlas
Il aura fallu une coïncidence, un hasard qui n'en était peut-être pas un, pour que je vienne enfin découvrir le pays de naissance de mon père et de mes grands-parents. Un voyage dans l'Atlas.
Il aura fallu les longues journées de marche dans les montagnes pour ressentir cette aura, cette magie, que je n'oublierai jamais. Sous la chaleur, à sentir les odeurs de la nature, et voir les couleurs pourpre, vertes et ocre... C'est si difficile à écrire, à transcrire. Comme si je reconnaissais ma terre. Comme si je me sentais enfin à ma place. Comme si tout redevenait clair, évident, que cette terre ne m'était pas inconnue. Que quelque part, à un moment de mon histoire, j'y avais appartenu. Une familiarité inconnue, totalement irrationnelle.
Après plus de deux ans de vie quotidienne à Casablanca, je persuadai enfin mon père de revenir voir la ville qui l'avait vu naître, en 1947.
"Ça beaucoup changé, mais n'a finalement pas tellement changé"
Sur la place de France, quelques heures après son arrivée, je le vois encore, avec toute la fatigue du voyage, marcher à petits pas sur les avenues et les ruelles. Il observait avec émotion, mais aussi avec cette indicible curiosité enfantine et un regard presque neuf sur sa ville. Un enfant qui la redécouvre enfin.
"Ça a beaucoup changé, mais n'a finalement pas tellement changé", me lança mon père. Verdict rassurant, comme validant l'authenticité de ma nouvelle Casablanca, restée aussi la sienne, après 50 ans.
Plus de 50 ans plus tard, c'est comme si le petit garçon de 12 ans remontait à la surface dans son regard. Comme si le temps s'était arrêté, au beau milieu des rues souvent conservées, dans le vieux quartier du protectorat français. Sous les arcades de la place de France, nous cherchâmes, tel un jeu de piste, l'endroit où son père travaillait. Là où il allait voir les films qui l'émerveillaient au Vox, là où son cousin vivait, au dessus des Galeries Lafayette. Là où il avait regardé ce moment historique, à travers les persiennes, la place remplie du peuple marocain, le jour de l'indépendance du Maroc.
"Ici, je me rappelle, la place était remplie d'une foule dense, on entendait les cris, les manifestations, on voyait les drapeaux... Nous, on s'est barricadés, on avait peur de sortir!", me raconte-t-il.
On a refait les chemins, dans les rues les plus anciennes du quartier français, à l'instinct primitif de ses pas, comme on remonte sur un vélo longtemps sans en avoir fait. Tous ces lieux, mes pas les ont à nouveau parcourus, et cette fois à ses côtés. Conjuguant présent et passé, créant un temps nouveau, celui de la mémoire, de la transmission.
Nostalgie douloureuse
Quand l'avion a décollé, ramenant mon père en France, une nostalgie douloureuse m'envahit, sans savoir comment l'exprimer ni l'évacuer. J'écoutais, dans le train qui me ramenait vers Casa, le "Mistral gagnant" de Renaud. Des larmes paisibles sortirent enfin, me délivrant de ces sentiments enfouis. "... Te parler du bon temps, qu'est mort et je m'en fous, te dire que les méchants, c'est pas nous (...) Te raconter enfin qu'il faut aimer la vie, et l'aimer même si Le temps est assassin et emporte avec lui les rires des enfants..." Et la Casablanca d'antan.
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