Ah, les traditions, les belles traditions... Moi, je les porte dans mon cœur, j'ai grandi avec et leur beauté, leur côté rassurant et récurrent, apaisant presque, sont inscrites dans mon histoire, et ont fait de moi ce que je suis devenue. Traditions et rites séculaires, culturels ou religieux, peu importe. Pour l'histoire que je voudrais vous raconter, cela n'a pas grande importance. Je pourrais être aussi bien juive, chrétienne ou bouddhiste ; marocaine, française ou... japonaise?
L'important, et le plus drôle, est que, quelle que soit ma religion, mon origine, "on" veuille infliger ce lourd châtiment, cette peine incompressible, ce rétrécissement de l'esprit, du corps et de la sexualité de la femme, qu'est... Le mariage.
"On"? Oui, ce "on", c'est à la fois personne et tout le monde: géniteurs, frères et sœurs, copines de galères, voisins qui guettent les changements de mon heure biologique qui tourne, et même mon employeur, qui verrait ça d'un bon œil... Tout ce petit monde me tanne, parfois depuis mes couches culottes, avec ce graal à atteindre, en me lobotomisant à l'époque à grands coups de Blanche Neige, Cendrillon et toutes ces garces qui, elles, ont su mettre le grappin sur la perle rare: le Prince Charmant. Quel sale type. Il n'existe pas, et pourtant, c'est quand même un sale type. Parce qu'il nous a fait croire qu'il existait, ce salopard. Alors je me suis mise à chercher, en bonne exploratrice que je suis. Quel temps perdu ! Quelle énergie gaspillée !
Mais voilà, incorrigible, je suis. Et toujours prompte à y croire. Pour peu qu'on me vende bien l'affaire. Et c'est ce qui est malheureusement arrivé. Arrivée à la trentaine, une jeune femme célibataire passe du côté obscur de la force. On la soupçonne, on la jauge. "Comment? Toi qui es si jolie, comment se fait-il que tu puisses encore être seule?"
Voilà. C'est là où l'on est déjà prise au piège. Et si, moi, j'aimais être seule et libre comme l'air? Hein? Toi, la tante langue de vipère que je vois une fois de l'an, ou toi, la cousine mère de douze enfants, donneuse de leçons? Ou encore, toi, digne représentant de ma religion, qui va jusqu'à m'énumérer le nombre de célibataires dits "sérieux" et prêts à faire un mariage dans les règles de l'art imposés par les Testaments?
A partir de là, comment expliquer qu'on refuse le parcours systématique de la jeune femme qui se respecte: études, mariage, enfants?
Et bien on ne l'explique pas, ou plus. On préfère se taire, et subir, au moins pour un temps, les différentes "rencontres" organisées. Oui. J'ai honte de vous l'avouer. Mais votre dévouée et sincère journaliste a accepté ces présentations à l'ancienne, en vue d'un mariage. A l'ancienne, j'ai bien dit, et le mot est lâché. Quand le romantique a échoué, alors, terrassée, laminée de tant d'échecs, on rampe vers les plus vieilles traditions, celles que nos grands-mères avaient utilisées, faute de choix à l'époque. Et puis, on se dit parfois secrètement: étaient-elles si mécontentes de ces méthodes AAAP (Anti-Amour Au Possible) ?
Bref. Une ribambelle de célibataires. Un festival! Car on ne m'avait pas menti. Des célibataires, dans cette ville, il y en a. Mais (oui, vous vous en doutiez, il y a un mais), il faut soupeser la qualité du produit. Elle laisse parfois largement à désirer. Voici les quelques perles parmi les candidats, que je tenais à vous faire partager.
Perle n°1: L'arrogant de la Haute
Le rendez-vous était fixé. J'arrive donc, bien entendu, avec vingt bonnes minutes de retard. Histoire de tester au préalable la patience du prétendant. Perverse, vous dites? Pas du tout. Prévoyante.
Une magnifique Jaguar style années 50 m'attend devant ma porte. Fauteuils cuir, vitres semi-teintées, la totale. Je cherche déjà la caméra pour un éventuel canular. Après de brèves présentations roulantes, nous arrivons au restaurant. Le gentleman semble, pour l'instant, faire un sans fautes: galant, courtois sans être mièvre, subti, il laisse doucement venir la conversation. Physique sympathique, de surcroît... Attablés autour d'un succulent nectar de rouge, le bellâtre me conte ses activités, justifiant d'un si ostentatoire niveau de vie.
De façon volontairement obscure, le candidat dit "collectionner les œuvres d'art", en faire un marché. Bien, très bien... J'apprendrai plus tard que le jeune orgueilleux ne fait rien d'autre que de vivre des rentes de Papa, dans une oisive existence faite de plaisirs moroses. Mais ce n'est pas le plus important. Le moment où tout s'est écroulé, là où la terre a tremblé, où j'ai dû, sans regret aucun, prendre mes jambes à mon cou... Est le délicat moment où le bellâtre devenu soudain hideux et prétentieux me dicta, à l'arrivée des plats, comment l'on se sert de sa fourchette dans la "Haute Société".
De la jeune femme vivante, ardente, éperdue de Liberté, cet inconscient avait cru un instant pouvoir me modeler en petite poupée modèle et soumise aux diktats de la haute bourgeoisie figée, cupide et sournoise! Je déposais là les armes et ma fourchette. C'en fut fini de mes rêves romantiques. Du moins avec cet oiseau-là.
Perle n°2: Le coup de l'ascenseur
Chacune de nous connaît bien sûr le coup de la panne d'essence. Le coup de l'ascenseur n'est certes pas inconnu, mais cependant moins répandu et pratiqué. Surtout dans les conditions pour le moins originales où j'ai dû le subir... et l'esquiver.
Invitée de manière conviviale à partager un repas de fête au sein d'une famille nombreuse, je participais gaiement à la mise de la table, en apportant les mets appétissants et préparés avec amour par la maîtresse de maison. Cette dernière, récemment devenue une amie, avait projeté de me présenter durant ce dîner impromptu à son cousin célibataire. Un dîner familial donc, mais cachant une MMI: "Mission Mariage Instantané". Comme je les appelle désormais et les exècre.
Je ne jetterai bien entendu pas la pierre à cette adorable femme et mère de famille, qui ne voulait que le bien de tous, et ce d'autant que j'étais largement complice du drame. Le cousin en question, disons le honnêtement, n'avait pas le look du parfait célibataire prêt à marier. Son physique ingrat et son surpoids n'avaient pourtant pas, de prime abord, inhibé ma volonté de le connaître. Non, non et non! Je ne m'arrête pas aux apparences, ou du moins, j'essaie d'aller sonder les cœurs, avant toute conclusion hâtive.
Derrière la Bête, ne se cacherait-il pas un magnifique prince ? Oui je sais... encore ces satanés contes de mon enfance... Je refoulais donc mes préjugés quand le candidat au mariage me proposa d'emmener les plats sur la terrasse où le dîner devait avoir lieu. Bien sûr, il me tendit un énorme plat de tagine, et je le suivis dans l'ascenseur, direction le dernier étage de l'immeuble.
Les portes métalliques se refermèrent. A l'étroit dans la cabine, les plats encombrants nos bras, je me retrouvais dans une situation pour le moins rocambolesque, à la fois nez à nez avec un plat de couscous et un Prince-Grenouille. Quand... Patatras. Le maladroit osa un rapprochement intime plutôt hâtif et peu conventionnel, voire lourdingue.
Me voyant piquer du nez sur les fumets des plats (appétissants, il fallait bien l'avouer), il approcha son visage piteusement du mien, se tordant le cou, et me demanda d'une voix mielleuse, en me tendant les lèvres en forme de cœur, et après dix minutes de connaissance mutuelle: "Tu me fais un petit bisou?".
Voilà. Le Wall Street Center s'effondre, le cascadeur sur sa corde se casse misérablement la figure et atterrit brisé en deux dans une posture ridicule sur son filet; la patineuse plante son triple axel et offre à voir lamentablement ses fers et son arrière-train. Bref, la cata, le salut final, dans un burlesque dont il valut mieux rire que pleurer.
Perle n° 3: "En voiture les enfants!"
Parfois, on se retrouve dans des situations défiant toute statistique décente. Parfois, on atterrit dans une posture où, soudain, on se retourne sur l'heure qui a précédé, en se demandant: "Comment en suis-je arrivée là, au fait ?" J'avais accepté malgré moi une énième rencontre, avec déjà une lassitude latente, qui ne présageait rien de prometteur. Le germe du "ras-le-bol" de ces arrangements traditionnels et/ou religieux, qui salissent ce qu'il y a de plus beau dans la rencontre amoureuse : l'imprévu, le hasard, l'inconscient. Ces trois éléments qui font la beauté de la rencontre. Mais je me laissais faire, encore une fois.
Le couple d'amis chargé de me "mettre en relation" avec le Prétendant devait passer me chercher dans leur Renault Espace familiale. Un guet-apens, voire un rapt: voilà ce qui m'attendait. Embarquée dans la voiture, je me retrouvais en côte à côte et non tête à tête avec le célibataire n°3, puisque nos deux entremetteurs étaient postés à l'avant et témoins de la drague conventionnée et orchestrée.
Un sketch? Pire. Un cauchemar. Alors que le pauvre bougre à mes côtés, gentil et de bon fond pourtant, savait aussi bien s'y prendre qu'un adolescent de 13 ans et demi n'ayant pas encore mué, je rétrécissais sur mon siège et cherchais une issue à cette situation insupportablement régressive. Le pire n'était pas d'entendre des mièvreries dragouillantes me rappelant mes premiers émois de pré-ado, non, le pire était que la scène était suivie et écoutée par deux autres adultes forçant une rencontre, forçant des ressentis ou un début de je-ne-sais-quoi d'ailleurs, qui attendait que le miracle puisse avoir lieu sous leurs yeux. Mais comment aurait-il pu sérieusement avoir lieu dans ces conditions d'assistanat pathétique de l'amour ?
"Nous allons chercher les enfants à l'école, et on vous laisse, c'est promis!", lança mon entremetteur, alors que je me décomposais lentement mais sûrement à côté du siège bébé. Cerise sur la pièce montée du mariage qui n'aurait jamais lieu: dans un ultime sursaut de liberté et d'estime de moi-même, j'eus même tenté d'ouvrir la portière pour fuir loin, très loin de ce mariage forcé.
Malheur et confirmation d'une tentative de rapt pour fiançailles instantanées: la portière arrière était bloquée par la sécurité-enfant. Me voilà revenant à l'âge de mes dents de lait, ou éventuellement de mon premier appareil dentaire, où, plus libre de mes choix ni de mes envies, je me retrouvais forcée à écouter une parade séductrice dictée et pitoyable jusqu'à la fin. Une torture que je ne suis pas près d'oublier.
C'en fut ainsi terminé pour de bon des présentations à l'ancienne. Le mariage, pour moi, ne pourra être ni forcé, ni même suggéré ou introduit. Et peut être même qu'il n'y aura pas de mariage! Serait-ce pour autant la fin du monde? Je décidai depuis ce jour d'être profondément libre de mes choix et mes actes, sans subir l'influence ni d'aucune religion, d'aucun tiers, d'aucun préjugé social selon lequel on serait plus heureuse mariée et mère. Je me souvenais d'une phrase de mon idole Jacques Prévert... "Quand la vérité n'est pas libre, la liberté n'est pas vraie".
Merci mon Jacques. Merci.
Comments