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Photo du rédacteurSarah Adida

Une gazelle peut mordre


Fraîchement pomponnée pour sortir, je m'élance dans l'avenue Mers Sultan à la recherche d'un taxi. Leggings et bottes aux pieds, écouteurs d'iPod sur les oreilles, je sens l'énergie urbaine de cette ville que j'aime se développer autour de moi. Les klaxons ne me dérangent (presque) plus, je me sens parfois prise d'un élan de tendresse pour ces terrasses de café glauques où séjournent ad vitam æternam tous les glandeurs de cette ville, et ils sont nombreux.

Une immense tendresse, donc, pour ces taxis rouges que je hèle et qui s'arrêtent rien que pour mes beaux yeux, ou qui ne s'arrêtent pas et m'exaspèrent, pour ce bruit de la ville incessant mais berçant, ce cosmopolitisme, cette liberté affirmée, entre les femmes voilées et celles qui lancent leur crinière au vent, les hommes cravatés et ceux qui s'emmêlent les pieds dans leur djellaba, les enfants en blouse blanche, et ceux qui n'ont pas la chance d'en avoir. Les jours de soleil, et ceux plus rares où l'on rogne contre la pluie et le froid, les vieux bâtiments art-déco, les vestiges du passé d'une ville trop chargée d'histoires et d'Histoire, le linge qui sèche sur les balcons, et les odeurs de poissons, les msemens qui cuisent dans le beurre, et les chariots de fruits et légumes qui circulent...

Je me languissais avec lenteur et bonheur dans cette infinie tendresse pour cette ville. Cette ville, jusqu'à il y a peu inconnue, cette ville où j'ai mes racines, trop longtemps cachées, oubliées, colmatées. Ni voyageuse, ni étrangère à ce pays, une familiarité généalogique, presque étourdissante d'évidence, retentit à chaque pas versé sur le bitume. Aujourd'hui de retour dans un lieu à la fois mystérieusement connu et inconnu, je me venge avec délice de ces années d'exil par procuration, et réalise que mes vraies racines sont ici. On n'oublie jamais d'où l'on vient. Je découvrais, dans un regard mi-fasciné, mi-amusé, tout le Casablanca raconté, après des années parisiennes de grisailles, de bars bobos et d'amphithéâtres universitaires.

Mais soudain... Une énorme vague trop salée me réveilla brutalement de mon songe éveillé. Un seau d'eau froide, que dis-je, une douche glacée.

Alors que je marchais tranquillement et innocemment sur la chaussée aux pavés désarticulés, une voiture de grand calibre type familiale et berline allemande, ralentit à mon approche. Je sens le conducteur m'observer de ses yeux de crapaud dégoulinants et libidineux. La vitre s'abaisse, la voiture roule à la vitesse de ma marche. "Oh non", pensé-je tout juste, avant que le père de famille pervers et éhonté ne prononce la pitoyable phrase qui va tout à coup gâcher les quelques minutes de tendresse à ma ville, à mon instant urbain.

"Bonsoir... comment ça va la gazelle ?"

Pas ça. Tout, mais pas ça.

Ce n'était évidemment pas la première fois que ce refrain obséquieux arrivait à mes oreilles. A chaque fois, je contiens ma rage de lionne, pour éviter de rugir sur ce goujat à quatre roues. On ne sait jamais, il pourrait devenir soudain encore plus fou que moi, descendre de sa voiture et en finir aux mains, ou même encore sortir un flingue de la boîte à gants et un coup est si vite parti, et... Comment ? Je regarde trop de films marocains - euh, américains ?

Et bien figurez-vous que, cette fois-ci, j'ai laissé libre cours à ma rage de gazelle. Pas une lionne, non. La gazelle qu'ils veulent tous, qu'ils rêveraient de caresser et d'embarquer dans leur garçonnière comme un chat docile et obéissant... Et bien, messieurs, prenez garde : les gazelles, au Maroc, ça mord.

De mes deux pieds chaussés de Puma (décidément, ces félins sont partout), je m'arrête net. J'ai décidé du fin fond de ma colère d'en découdre enfin avec ce genre d'énergumène, qui croit encore que ce type d'approche peut être "flatteur" pour la femme, alors qu'il s'agit, mais vous l'avez compris, d'un pur et simple harcèlement, puni depuis peu par la loi marocaine.

Par une rotation instantanée d'un angle de 45°, je me tourne vers mon dégoulinant interlocuteur, et m'approche de sa vitre abaissée. Prenant une grande inspiration, je fais appel à mes années d'apprentissage de théâtre et vais puiser une voix rauque au plus profond de mes tripes.

"Qu'est ce que vous voulez ?", je rugis d'un coup sec.

"Heu, rien, je cherchais quelque chose, euh...".

Le pauvre type semble déjà décontenancé : comment une si petite et a priori inoffensive gazelle, que dis-je une gazelle, un chaton, même, presque, (je lis dans ces yeux), peut-il rugir si fort ? Les espèces ont-elles donc si vite évolué que mes autres amis dégoulinants et libidineux ne m'auraient pas prévenus ? (Il pense)

Moi, impitoyable, alors que je viens de saisir ma proie par surprise et par la nuque, je lui mets le coup de grâce. Sans pitié, je suis. Gazelle, vraiment ?

"Vous ne cherchiez rien du tout, vous me harceliez, alors je vous conseille de dégager vite fait avant que je n'appelle les flics, compris ?"

Le pauvre chaton (oui, c'est bien lui, finalement, le chaton), tremble de peur. Ses yeux commencent à tourner dans leurs orbites et son cerveau va bientôt entrer en ébullition tant il n'en croit pas ses yeux ni ses oreilles. Je vous assure que c'est la vérité. Je rappelle à bon entendeur que je mesure exactement 157cm, pour moins de 48kg, et que j'ai en face de moi un style de bolide 4x4, avec un type aux commandes deux fois plus grand et épais que moi.

Mais comme la classe de l'espèce en question reprend toujours le dessus, l'animal finit (mais on s'en doutait) par embrayer son engin en lançant un très élégant : "Espèce de sale pute, salope !!" C'est perplexe que je suis restée sur le bitume à regarder la voiture vrombir et s'éloigner. Puisque j'avais décidé de ne pas être une pute, finalement, je l'étais aux yeux du scarabée (oui, vous avez noté la transformation animale depuis le début, c'est assez inquiétant).

Un paradoxe sur la liberté de la gazelle face à ces scarabées rampant un peu partout à Casablanca et d'autres villes marocaines qui peut laisser pantois. Mais avec un peu de chance, avec la frayeur infligée à ce pauvre insecte, il pourrait la transmettre à ses congénères. A Casa, les bruits courent encore plus vite qu'une... gazelle.

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